mercredi 29 novembre 2017

26. La bande à Baubérot

A propos d’un livre de Caroline Fourest, d’un article de Magnaudeix (Mathieu) contre Caroline Fourest et d’une tribune de Baubérot (Jean) (et d’autres) contre le livre de Caroline Fourest


Classement : vie intellectuelle en France ; falsification intellectuelle




Références
*Caroline Fourest, La Tentation de l’obscurantisme, Grasset, 2005
*Mathieu Magnaudeix, « Les croisades de Caroline Fourest », Mediapart, 21 février 2017, et Le Crieur, 2017 (lien https://www.mediapart.fr/journal/france/230217/les-croisades-de-caroline-fourest?onglet=full)
*Jean Baubérot (EPHE), Bruno Etienne, Franck Fregosi (CNRS), Vincent Geisser (CNRS), Raphaël Liogier (professeur des U.), « Les lauriers de l’obscurantisme », Le Monde, 18 avril 2006
Les auteurs de ce dernier texte sont collectivement désignés comme « la bande à Baubérot » ou « la bande ».

Présentation de l’article de Magnaudeix
Il s’agit d’un réquisitoire à charge contre Caroline Fourest.
Je n’ai pas l’intention de le décortiquer, je vais seulement m’intéresser à un passage où Magnaudeix évoque le livre paru en 2005, La Tentation de l’obscurantisme, qui a reçu en 2006 le prix du Livre politique de l’Assemblée nationale. Dans la foulée, Magnaudeix évoque la protestation (contre le prix et contre l'ouvrage) de plusieurs universitaires, parue dans Le Monde, signée par, notamment Jean Baubérot. Cette référence suffit à Magnaudeix pour prouver que le livre de Caroline Fourest ne vaut rien (voire pis). Manifestement, il considère que les grands noms des signataires sont une garantie de la valeur de leur texte.

Présentation de la tribune de « la bande à Baubérot »
Il se trouve qu’à l’époque, ayant lu le livre, puis la tribune, j’avais été un peu interloqué par la vivacité intellectuelle manifestée par la bande et effectué une assez longue étude des deux textes, adressée quelques mois plus tard au Monde (fin décembre 2006).
Je fournissais des exemples précis montrant que la tribune de la « bande à Baubérot » était d’un niveau lamentable (voire pis) et que ces universitaires n’avaient porté atteinte qu’à la réputation de l’Université française (qui les emploie) et à la leur propre (si l’on peut dire).
J’ai reçu du Monde un accusé de réception, et été informé que mon texte avait été transmis aux membres de la bande.

Texte
Je le reproduis ci-dessous, sans rectifications autres que quelques corrections orthographiques décelées à la relecture et quelques rectifications typographiques (gras, majuscules > minuscules).
« Le 18 avril de l’année en cours, paraissait dans votre journal une tribune, signée de Messieurs Baubérot, Etienne et alii, tribune qui avait la prétention de critiquer le livre de Caroline Fourest (La Tentation obscurantiste), ainsi que l’attribution par l’Assemblée nationale du Prix du Livre politique 2006 à cet ouvrage. Désolé pour le retard, mais leurs « Lauriers de l’obscurantisme » ont nécessité un long travail de débroussaillage et de mise au net….
Si je n’avais pas eu la moindre connaissance de La Tentation obscurantiste, la tribune de Messieurs Baubérot, Etienne et alii, m’aurait incité à penser qu’il s’agit, pour faire simple, d’un livre nul et abject. Frappante, en effet, l’abondance des formulations péjoratives, parfois très péjoratives et méprisantes :
Un livre nul
« frauduleusement »
« trafic des émotions »
« ânonner des lieux communs »
« philosophes autoproclamés »
« catégories sectaires »
« tour de passe-passe »
« rhétorique conspirationniste »
« invectives gratuites »
Un livre abject
« discours inquisitorial »
« flatter les ventres pleins de préjugés »
« républicanisme forcené »
« ses propres turpitudes »
« haine viscérale de la connaissance scientifique »
« délation ».
Liste non exhaustive : assez effarante, pas nécessairement dans le sens espéré par les auteurs. Ces chercheurs, universitaires, membres de l’élite intellectuelle de la nation ont-ils conscience de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes en cherchant, avec un tel systématisme, à discréditer Caroline Fourest et d’autres personnes ?
Un systématisme vide, de surcroît, puisqu’ils ne fournissent, pour étayer leurs affirmations, aucun élément concret, aucune référence précise au texte incriminé. Le lecteur doit se fier à leur parole, gagée sur
1) des appartenances universitaires (« EPHE » ! « CNRS » ! « CNRS » !)
2) la revendication d’une pratique de la véritable recherche (évocation du « terrain », de la « complexité » de la réalité étudiée)
3) une invocation à Pierre Bourdieu (la désignation de Caroline Fourest, et d’autres, comme « intellectuel négatif » s’apparentant manifestement à une anathémisation).
Aucune de ces trois garanties ne me satisferait, personnellement, bien que je ne sois professeur que dans un collège de France : ce que je préférerais, ce sont des preuves. Les auteurs invoqueront-ils le manque de place ? Dans ce cas, il aurait fallu examiner (de préférence sans haine et sans passion) un ou deux points seulement. Il était inutile d’aligner cinq ou six griefs, sinon plus, présentés comme rédhibitoires, sans les étoffer autrement que de façon rhétorique.

Il se trouve que j’avais lu le livre de Caroline Fourest avant de prendre connaissance de leur tribune ; après quoi, je l’ai relu à deux reprises. J’admets qu’il est fondé sur un parti pris anti-islamiste (c’est-à-dire : opposé à l’islamisme, non pas antimusulman), mais je n’y ai pas trouvé les multiples défauts qui lui sont attribués, pas au point indiqué en tout cas. Quelques exemples :
Invectives
Un relevé assez systématique aboutit à une liste non négligeable, mais il s’agit tout de même d’un livre de 150 pages, pas d’une demi-page de journal. Dans l’ensemble, les invectives que j’ai relevées ne me paraissent pas aussi violentes que celles des « Lauriers ». Bien entendu, on se trouve dans un domaine où l’évaluation est difficile.
Pour essayer d’être plus probant, je vais citer des passages concernant des personnes d’un avis opposé à celui de Caroline Fourest (en général ou en ce qui concerne le sujet abordé dans le livre).
Françoise Gaspard (page 88) :
A leurs côtés, Françoise Gaspard, sociologue féministe et ancienne maire socialiste de Dreux, milite contre la prostitution, mais tolère le voile à l’école dans l’espoir que l’Education nationale fasse évoluer les filles voilées…Etait-elle pour autant obligée de signer avec Une Ecole pour tous et de donner des conférences aux côtés de partisans du voile et des islamistes ? Un choc pour tous ceux qui se sont battus à ses côtés contre les intégristes chrétiens anti-PACS.
Tariq Ramadan (page 58)
Autant les provocations de Dieudonné font relativement consensus contre elles, autant des positions plus ambiguës peuvent mettre la gauche sens dessus dessous. C’est le cas du texte commis par Tariq Ramadan à la veille du Forum social européen de Paris en octobre 2003. Son article, « Critique des (nouveaux) intellectuels communautaires », n’était pas à proprement parler antisémite mais essentialiste, au sens où il sommait une liste d’intellectuels juifs de prendre position contre Israël, comme si le fait d’être d’origine juive les rendait coresponsables des actes du gouvernement israélien. Une tribune calibrée pour faire exploser le consensus entre militants prioritairement tiers-mondistes et antitotalitaires. Sans surprise, les progressistes ayant une fibre plutôt tiers-mondiste… ont fait corps avec Tariq Ramadan. Tandis que des militants plutôt antifascistes ont été choqués par cette complaisance envers un propos flirtant avec le racisme ; qui plus est tenu par un leader islamiste, dans un contexte de reprise des agressions antisémites.
Ni dans un cas, ni dans l’autre, Caroline Fourest n’utilise des procédés de dépréciation ; on comprend qu’elle est plus proche de Françoise Gaspard que de Tariq Ramadan, mais même ce dernier n’est pas traité comme … je ne saurais dire quoi, du reste, n’étant ni universitaire, ni chercheur, ni membre de l’élite intellectuelle de la nation. Sauf erreur de ma part, le texte de Tariq Ramadan n’est pas disqualifié a priori…Evidemment, on peut dire que l’expression « texte commis par Tariq Ramadan » a des implications tout à fait significatives !!! Voire révélatrices !!!

Délation
Je suppose qu’ils évoquent les listes de personnalités et d’organisations fournies par Caroline Fourest, en abrégé dans le corps du texte, plus complètement dans les notes. Est-il légitime de parler de « délation » ? La délation n’existe que par rapport à la possibilité d’une répression, et par rapport à une activité clandestine ! Les gens qui ont signé une pétition ont accepté que cela soit connu ; est-il immoral qu’un adversaire de cette pétition informe ses lecteurs de la liste des signataires ? Au contraire, on pourrait dire que Caroline Fourest risque de desservir sa cause auprès de lecteurs dont l’opinion n’est pas arrêtée, et qui pourraient être attirés vers un point de vue soutenu par José Bové ou Françoise Gaspard. On pourrait dire qu’elle fait preuve d’une certaine honnêteté en citant tous ces noms, en donnant les références de tous les livres, publications, sites qui défendent le point de vue opposé au sien !

Je ne vais pas exposer mon analyse de tous les reproches faits à Caroline Fourest ; je les crois aussi mal fondés que les précédents, et ce serait un peu long.
Quant à savoir si « La Tentation obscurantiste » méritait le prix de l’Assemblée Nationale… Est-ce que le prix de l’Assemblée Nationale a une telle importance ? Personnellement, j’ignorais son existence avant de lire leur tribune : elle n'aura donc pas été tout à fait inutile !
Autre question : Est-ce que les procédures légales de l’attribution ont été respectées ? Si c’est le cas, sachant que l’Assemblée Nationale est plutôt anti-islamiste, son choix n’est pas inconséquent. De là à supposer qu’une majorité des jurés aient décidé de couronner un ouvrage aussi lamentable qu'on nous le dit, c’est jeter le discrédit sur des parlementaires autant que sur l’ouvrage !

Il est donc un reproche qu’on ne peut pas faire aux auteurs : celui de manquer de conviction et d'ardeur juvénile dans l'expression de leurs opinions, malgré leur statut élevé dans le monde de la recherche scientifique française.
Je n’ai cependant pas été convaincu par leur tribune, qui, curieusement, dénonce chez Caroline Fourest (en grande partie injustement, à mon avis) des défauts dont elle-même est remplie : invectives et absence d’argumentation. Cela fait un peu penser à certains monuments de l’histoire judiciaire, les réquisitoires de procès de Moscou, par exemple. Je précise, afin d’éviter tout malentendu que si M. Baubérot et ses collègues ont dans une certaine mesure la même façon de penser, ou d’exprimer leurs opinions, que le non regretté Vychinski, ils ne présentent pas le caractère de dangerosité institutionnelle de ce personnage à l’égard des personnes qu’ils mettent en cause, pas plus du reste que Caroline Fourest à l’égard de celles qu’elle « dénonce ». »

Autres thèmes (ces paragraphes n'ont pas été transmis au Monde)
Philosophes autoproclamés
Dans leur tribune, les auteurs utilisent cette formule sans citer aucun nom. Peut-être veulent-ils éviter l’attitude « délatrice » qu’ils reprochent à Caroline Fourest. Néanmoins, je suppose que « autoproclamé » ne peut pas être considéré comme un éloge, cela jette le discrédit sur un groupe indéfini de personnalités, à charge pour le lecteur de comprendre de qui il s’agit : Alain Finkielkraut ? Pascal Bruckner ? Michel Onfray ? Gilles Kepel ? En pratique, il serait plus intéressant que les auteurs aient pris leurs responsabilités et donné au moins le nom des « meneurs » (pour rester sur le registre de la rhétorique répressive).
Disqualifier comme « islamiste » tout musulman qui …
Caroline Fourest évoque des personnes de tradition musulmane devenues athées, mais aussi des musulmans d’orientation laïque, tout en ayant conservé leur religion.
Page 27 :
« ProChoix s'est donc mis à mener des enquêtes sur l'intégrisme musulman...mais en prenant mille fois plus de précautions pour distinguer "islam" (la religion) et "islamisme" (l'intégrisme) que nous ne l'avons jamais fait pour distinguer le christianisme de sa tentation intégriste. »
Page 137 :
« des militants croyants qui n'ont toutefois jamais réduit "leur identité à leur religion". »
Page 155 :
« le mot "islamisme" désigne non pas la religion musulmane mais l'idéologie politique réactionnaire et intégriste produite au nom de l'islam. »
Absence d’argumentation
Le livre n’a pas pour sujet l’islamisme, la dangerosité de l’islamisme étant pour elle un point de départ (elle part d’autres livres qu’elle a écrits), elle ne cherche effectivement pas à prouver cette dangerosité ; le sujet du livre, c’est l’attitude d’une partie de la gauche (principalement ; elle évoque aussi la droite, mais de façon secondaire). Sur ce point précis, la notion d’absence d’argumentation n’est pas acceptable. Elle cite de nombreux textes, de nombreux faits (voir, par exemple, le passage sur Tariq Ramadan, supra).
Eluder la question des alliances surprenantes
Ce n’est pas tout à fait exact ; ce point est évoqué… Peut-être que Caroline Fourest ne développe-t-elle pas suffisamment, mais elle n’ignore pas le problème.

Conclusion
Je me dois de dénoncer une lamentable collusion : en 2006, la bande à Baubérot produit un faux ; en 2017, Magnaudeix fait sans la moindre hésitation usage de ce faux.
Le reste de son article est du même acabit. Je reconnais volontiers qu’il ne présente pas les mêmes symptômes de déchaînement intellectuel que la tribune de la bande.

Ajouts (30 novembre 2017)
1) La bande à Baubérot existe encore
Lors de l'affaire Bianco/Observatoire de la laïcité en janvier 2016, la pétition de soutien à Bianco est fortement promue par Baubérot et Liogier, et on retrouve parmi les signataires Fregosi et Geisser (voir article dans la revue de Caroline Fourest, Prochoix (lien).
En revanche, ils n'ont pas participé à la tribune dirigée contre Kamel Daoud (Le Monde, 11 février 2016, lien), texte dans lequel un Algérien était accusé de racisme antimusulman.
2) Le rôle du Monde
Quelle est sa part de responsabilité (question concernant tout organe médiatique qui publie une tribune) ? Certes, il n'est pas « l'auteur », mais il donne, au moins de facto, une caution importante à ce qui, à l'analyse, est un pensum mensonger, qui de surcroît ne respecte pas les normes de l'expression civilisée. Personne du Monde n'a lu la tribune avant de la publier ? Personne n'a tiqué devant l'avalanche de termes méprisants et blessants ? 
Bon, d'accord, déjà en 2006, je considérais Le Monde comme un journal le plus souvent immonde, avec notamment le boucher, mais tout le monde ne pense pas la même chose.



Création : 29 novembre 2017
Mise à jour : 30 novembre 2017
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 26. La bande à Baubérot
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.fr/2017/11/la-bande-bauberot.html








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