mercredi 5 décembre 2018

51. Liste de ceux qui croivent qu'on paye moins d'impôts en faisant des dons

Quelques remarques sur une croyance fiscale erronée mais bien enracinée : liste (non exhaustive) des « croyants »


Classement : fiscalité




Ceci est la suite de la page Pour ceux qui croivent qu'on diminue ses impôts en faisant des dons, dans laquelle je démontre qu’en vrai, on ne diminue pas ses impôts en faisant des dons aux associations (reconnues d’utilité publique).
Pourtant, il est assez courant de trouver dans la presse française des énoncés disant ou sous-entendant le contraire (dans un but de dénonciation), notamment par l’utilisation de la métaphore des « niches fiscales ».

Sommaire
*Renaud Chartoire
*Luce Lapin
*Jacques Littauer
*L'Express
*Le Monde Diplomatique
*Marianne

RENAUD CHARTOIRE
Référence
*Renaud Chartoire, « Qui profite des niches fiscales ? », Sciences humaines, mars 2014, page 24 (cet article fait partie d’un dossier sur la fiscalité)
L’auteur
Chartoire, né en 1970, est professeur agrégé de SES et auteur de plusieurs ouvrages et articles.
Texte
On trouve dans son article de Sciences humaines l’énoncé suivant :
« Les principales [niches fiscales], soit en termes de nombre de bénéficiaires soit en fonction des montants engagés, concernent le quotient familial (si on l’intègre dans la liste des niches), les dons aux associations et œuvres caritatives, les déductions pour l’emploi à domicile. ».
Commentaire
Comme on le voit, Chartoire voit ceux qui font des dons comme « bénéficiaires » d’une « niche fiscale » ; du reste, l'article met en évidence qu'il y en a qui « profitent » de la naïveté de l'Etat (et le profit, c'est mal, sauf celui qui est distribué aux actionnaires).
Réaction
Sollicité par courrier électronique, Chartoire m’a répondu, mais sans démordre de sa position, ni discuter mes arguments : grâce aux dons que l’on fait, on diminue son impôt sur le revenu, donc c’est une niche fiscale. Il ne cherche pas à savoir en quoi consiste au juste le « bénéfice » dont « bénéficierait » le généreux donateur !

LUCE LAPIN
Référence
*Luce Lapin, « Niquez les impôts ! », Charlie Hebdo, n° 1425, page 13
L'auteur
Luce Lapin tient à Charlie Hebdo une chronique de protection des animaux (chronique dont la plupart des gens qui « n'aiment pas » Charlie Hebdo à cause des provocations de ses unes ignorent l'existence ; en effet ils n'ont jamais ouvert un seul numéro de Charlie Hebdo !)
Texte
Outre le titre, on trouve au début de la chronique l'énoncé suivant : « C'est le moment de faire des dons ! Jusque fin décembre, chacun sera déduit à hauteur de 66 % de ses impôts 2019. »
Commentaire
Elle énonce correctement de quoi il retourne : une déduction partielle du don effectué. En revanche, le titre de la chronique est indûment mystificateur, surtout dans sa formulation légèrement vulgaire.

JACQUES LITTAUER
Référence
*Jacques Littauer, « "Gilets jaunes" L'évasion fiscale du pauvre », Charlie Hebdo, n° 1375, page 5
L’auteur
Un site (Michel Perdrial Journal, lien) indique que « Jacques Littauer, l’économiste qui a pris la suite de Bernard Maris, explique que non seulement il publie sous pseudonyme mais que personne, pas même ses parents, ne sait qu’il écrit dans Charlie Hebdo. »
Bon, d’accord, mais ce n’est pas une raison pour se vautrer dans les lieux communs.
Texte
« Les classes favorisées bénéficient de multiples occasions de diminuer leur impôt sur le revenu : dons aux associations, emplois à domicile, dons de leur vivant aux enfants... ».
Commentaire
Notons que dans le cas des dons aux enfants, on ne diminue pas son IRPP, mais les droits de succession que les enfants en question auront à payer en tant qu’héritiers.
Réaction
Un courrier adressé par le biais de la rédaction de Charlie Hebdo reste à ce jour sans réponse.

L’EXPRESS
Référence
*L’Express, 2 novembre 2016, page 116, « N’oubliez pas les dons » (encart dans un article sur la défiscalisation)
Texte
« Voici un bon moyen d’échapper au fisc tout en ménageant sa bonne conscience ! [… le don] ouvre droit à une réduction d’impôt équivalant à 66 % des sommes versées […] ».
Commentaire
Le rédacteur énonce assez clairement qu’on subit une dépense effective de 1/3 du don, mais qu’à cela ne tienne : on « échappe au fisc », et ça, ça n’a pas de prix ! Même pour un homo economicus rationalis. Qui a, du reste, une « conscience ». Incroyable !
Réaction
Deux courriers adressés à cet organe de presse restent à ce jour sans réponse.

LE MONDE DIPLOMATIQUE
Texte
Dans cet organe de presse, on trouve fréquemment, sur le sujet des dons aux associations, la formule « dons défiscalisés ».
Analyse
Cette formule contient une absurdité spécifique : l’idée selon laquelle les sommes versées aux associations viendraient en déduction du revenu imposable (de sorte que plus on serait riche, plus ça rapporterait). En réalité, les dons ne sont pas défiscalisés (contrairement aux heures supplémentaires, qui ne sont pas intégrées dans la base imposable) : on est seulement remboursé des deux tiers de la somme versée, qu’on soit très riche ou pas très riche. Cette ineptie vient sans doute de ce que les rédacteurs veulent « faire savant » ; mais ils arrivent seulement à « faire pédant ».
La critique des « dons défiscalisés » n’empêche pas Le Monde diplomatique de solliciter de temps à autre le soutien financier de ses lecteurs, en indiquant clairement que leurs dons feront l’objet d’une ristourne fiscale.
Réaction
Un courrier adressé à cet organe de presse reste à ce jour sans réponse.

MARIANNE
Référence
*Etienne Girard et Emmanuel Lévy, « La machine à arroser les copains », Marianne n° 1184, 22 novembre 2019, pages 10 et suivantes, notamment page 12, encart « L’astuce fiscale au cœur du dispositif »
Texte
« Le statut de fondation d’utilité publique est très avantageux. Tous les dons qui lui sont adressés sont défiscalisables – à 66 % pour les particuliers, à 60 % pour les entreprises. En pratique, si Engie donne 10 000 euros à la Face, la société peut déduire 6 000 euros de son impôt sur les sociétés, dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires annuel. Un cadeau fiscal attractif… »
Commentaire
Bien qu'ils exposent correctement le processus (don de 10, réduction d'impôt de 6), les rédacteurs nagent dans la confusion. 
Noter un point de détail révélateur de ce confusionnisme : « la société peut déduire 6 000 euros de son impôt sur les sociétés… » : non, l'entreprise se contente de déclarer le don, ce sont les services fiscaux qui effectuent la déduction !
En ce qui concerne un don d’entreprise, il peut tout de même y avoir un intérêt communicationnel : prétendre avoir donné 10 000 (ou 1 000 000) et n’avoir dépensé que 4 000 (ou 400 000), le reste étant payé par l’État dont le rôle est habilement occulté. 
L'idée que le statut d’utilité publique est avantageux est exacte ; seulement, l'avantage n'est pas pour les donateurs, mais pour la fondation elle-même.
En ce qui concerne l'organisme précis critiqué dans le dossier de Marianne, la Fondation Agir contre l'exclusion (FACE), le problème n'est pas son financement, qui est le même que celui de nombreuses autres organismes déclarés d'utilité publique, mais son respect ou son non-respect des missions qui lui ont permis d'obtenir ce statut. Si ces missions ne sont pas respectées (si, par exemple, des salaires mirobolants sont versés aux responsables), il y a détournement de fonds (privés et publics), comme ce fut le cas de l'ARC il y a quelques années. Rien à voir avec une quelconque « niche fiscale » ou « astuce fiscale » !
Réactions
Un courrier a été adressé à cet organe de presse le 23 novembre 2019, sans réponse à ce jour.
Dans le numéro 1187 de Marianne est publiée une réponse de Martin Hirsch (président de la Fondation Agir contre l'exclusion), qui présente très correctement la question des dons et des réductions fiscales ; sur les autres points (salaires, etc.), il récuse les assertions des auteurs de l'article. Cette réponse (sans doute un droit de réponse) n'est suivie d'aucune critique.

Conclusion
Malgré mes efforts, je n’ai jamais réussi à obtenir d’un correspondant soit la démonstration que mon raisonnement est faux, soit la reconnaissance qu’il est correct. 
S'agirait-il d'un « tabou » ?



Création : 5 décembre 2018
Mise à jour : 16 décembre 2019 (Marianne, novembre 2019)
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 51. Ceux qui croivent qu'on diminue ses impôts en faisant des dons
Lien : https://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/12/ceux-qui-croivent-quon-diminue-ses.html








mardi 4 décembre 2018

50. Pour ceux qui croivent qu'on paye moins d'impôts en faisant des dons

Quelques remarques sur une croyance fiscale erronée mais bien enracinée


Classement : économie ; fiscalité ; niches fiscales




Beaucoup de gens et, parmi eux, nombre de journalistes, voire de spécialistes de l’économie, sont persuadés qu’en faisant un don à une association (reconnue d’utilité publique), on diminue son impôt sur le revenu. Ils désignent donc les dons aux associations comme une « niche fiscale ».

Cette page a pour but de démontrer que ces idées sont infondées.

Le processus fiscal concernant les dons aux associations
Le processus des dons se déroule comme suit : une année donnée, vous faites à une association un don de (mettons) 120 euros ; l’année suivante, vous indiquez ce don dans la déclaration d’impôt et lors du calcul de l’impôt dû, vous bénéficiez d’une diminution égale à 66 % du don soit, dans l’exemple choisi, 80 euros. Si l’impôt que vous devriez payer est de, mettons, 1000 euros, vous n’en paierez que 920.
Effectivement « vous avez payé moins d’impôt » que ce que vous auriez payé en l’absence de don.

Analyse
Il devrait pourtant sauter aux yeux que vous n’avez pas fait une bonne affaire. En effet, vous avez reçu 80 euros de l’Etat, mais vous avez payé 120 euros à l’association. Objectivement, vous avez « perdu » (en tout cas, dépensé) 40 euros.
Ce phénomène peut être présenté de façon mathématique par une équation dans laquelle j’appelle I le montant de l’impôt dû et D le montant du don :

D + (I - [(D/3)x2)]) = I + D/3
(don + impôt dû diminué de 2/3 du don = impôt dû + 1/3 du don)

Considérant la seconde partie de l’équation, on pourrait dire que, sur le plan comptable, tout se passe comme si vous aviez payé le montant de l’impôt dû à l'Etat et versé un tiers du don à l’association.
Ce n’est pas seulement une apparence : c’est la réalité la plus stricte. Dans la première partie de l’équation, on voit que l’association reçoit un don « complet », alors que dans la seconde, elle ne reçoit qu’un tiers de ce don. Pour qu’elle obtienne le don complet, il faut et il suffit que l’Etat, ayant reçu le montant de votre impôt, s’en serve pour verser deux tiers du don à l’association (c’est en fait ce à quoi il s’est engagé par la loi sur les dons aux associations ; et même, dans certains cas, suite à la « loi Coluche », il verse ¾ du don).
Dans la pratique, lorsque vous versez le montant du don, vous versez à la fois votre part (un tiers) et celle de l’Etat (deux tiers) ; l’année suivante, l’Etat vous rembourse la somme que vous avez versée à sa place.
C’est ce décalage temporel qui occulte le processus réel au profit d’une construction illusoire.

La question des niches fiscales
Il n’y a ici aucune « niche fiscale » ; simplement, à votre don réel (40 euros), l’Etat ajoute une subvention d’un montant double (80 euros).
D’une façon plus générale, ce que beaucoup de gens se délectent à appeler « niches fiscales » consiste simplement en subventions de l’Etat versées par le biais de réductions d’impôt. 
Lorsqu’il s’agit de subventionner, par exemple, un changement de chaudière, la subvention est versée au contribuable, qui y gagne évidemment quelque chose (il paie sa chaudière moins cher) ; dans le cas d’un don à une association, la subvention est versée à l’association, le contribuable n’y gagne rien.
L’emploi du terme « niche fiscale », terme en général assez stupide (il n'explique rien et masque la réalité de ce qui se passe), est donc totalement absurde dans le cas des dons aux associations.

Dans une page à suivre, je donne des exemples prouvant que ces croyances sont courantes dans la presse française.

A suivre



Création : 4 décembre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 50. Pour ceux qui croivent qu'on diminue ses impôts en faisant des dons
Lien : https://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/12/pour-ceux-qui-croivent-quon-diminue-ses.html








mardi 6 novembre 2018

49. L'écriture inclusive 2. L'accord de proximité

A propos de l’écriture « inclusive » : l’accord de proximité


Classement :




Ceci est une suite de la page L'écriture inclusive 1. le point médian.

L’accord de proximité
Selon les thuriféraires de l’écriture inclusive, lorsqu’un mot doit être accordé simultanément avec un mot « masculin » et un mot « féminin », l’accord ne doit plus être « masculin » (comme le demande la « règle » actuelle), mais « masculin » ou « féminin » selon le genre du mot le plus proche.
On nous dit que cette règle existait au XVIIème siècle, avant que l’Académie en décide autrement.
Cette règle fonctionne sans problème dans certains cas.
En revanche, cela va moins bien dans d’autres : par exemple, le vers de Racine cité en faveur de l’accord de proximité (Marianne, 17 novembre 2017, page 90): « Armons nous d’un courage et d’une foi nouvelle ». Dans ce cas, en effet, il ne s’agit pas d’un simple problème d’orthographe (qui n’existe qu’à l’écrit), mais d’un problème d’expression (orale ou écrite). Peut-on, à l’oral, actuellement, utiliser indifféremment « nouveau » (« masculin ») ou « nouvelle » (« féminin ») ? Dans ce cas, en effet, la différence entre le « masculin » et le « féminin » n’est pas seulement orthographique, elle est marquée oralement (c’est le cas de beaucoup d’autres adjectifs : « petit », « grand », « fou », etc.). On peut évidemment dire que personne dans un usage courant actuel ne dirait « armons nous d’un courage et d’une foi nouvelle », ni du reste « armons nous d’une foi et d’un courage nouveau » [notons qu’en français actuel, s’il y a plusieurs mots qualifiés, on mettrait l’adjectif au pluriel].
Je vais donc utiliser un exemple plus réaliste, avec les mots « étudiant », « étudiante », « être », « tous », « présent ».

Cas d'école
Avant de commencer une réunion, le doyen doit demander à ses assesseurs :
« Les étudiants et étudiantes sont-XXs touXXs présentXXs ? »
Dira-t-il :
1) « Les étudiants sont-ils tous présents ? » (amalgame général du genre)
2) « Les étudiants et étudiantes sont-ils tous présents ? » (accord usuel)
3) « Les étudiantes et étudiants sont-ils tous présents ? » (accord de proximité et accord usuel)
4) « Les étudiants et étudiantes sont-elles toutes présentes ? » (accord de proximité)
Il me semble que la phrase 4 ne sera pas prononcée spontanément parce qu’elle serait ressentie comme illogique. Est-ce que ce ressenti serait une « construction », le résultat de « décennies, voire de siècles, de propagande en faveur du genre masculin » ? Il faut reconnaître qu’avec ce type de question, on entre dans une zone de réflexion qui se rapproche de la novlangue, créant une insécurité linguistique qui n’est pas souhaitable (mais qui est probablement l'objectif souhaité par les militants (et militantes) inclusivistes).
En revanche, les phrases 1, 2 et 3 sont spontanément acceptables, mais seule la phrase 3 est conforme à la revendication de « l’accord selon la proximité ».
Donc, l’ « accord de proximité » est acceptable à condition qu’il n’entraîne pas d’illogisme sémantique, ce qui suppose une reformulation de l’expression orale : pour conserver la formulation considérée comme normale (adjectif au masculin), on devra mettre le mot masculin en dernière position de la liste.



Création : 6 novembre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 49. L'écriture inclusive 2. L'accord de proximité
Lien : https://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/11/lecriture-inclusive-2-laccord-de.html








48. Ecriture inclusive : Daniel Schneidermann et l'accord de genre

Quelques remarques sur le positionnement très « rebelle-attitude » de Daniel Schneidermann à propos de l’écriture inclusive


Classement :




Ceci est une suite de la page L'écriture inclusive 1. le point médian.

Référence
*Daniel Schneidermann, Libération, 27 novembre 2017

Présentation
Dans sa chronique hebdomadaire, Schneidermann évoquait l’émission de télévision de Dominique Taddéi à laquelle il avait été récemment invité, en même temps que deux femmes (apparemment).

Texte
« Ses trois invitées (je pratique pour la circonstance l’accord de majorité) étant grosso modo d’accord sur l’existence d’un problème, à propos de la monstration des rapports homme-femme dans le cinéma, il se faisait l’avocat du diable. »

Commentaire
A mon avis, « l’accord de majorité » est acceptable en ce qui concerne des mots dont le référent n’est pas sexué (« chaise », « fauteuil », « lit », « armoire ») ; ces mots ont un « genre (grammatical) » (dit « masculin » ou « féminin »), mais les référents n’ont ni sexe, ni « genre (personnel) ».
En revanche, quand les référents d’une liste sont sexués, ça colle moins bien (« les verrats et les truies sont très grosses ») ; du reste, dans l’exemple de Schneidermann, il ne s’agit que d’orthographe (à l’oral, il n’y a pas de différence entre « ses trois invités » et « ses trois invitées », mais il n'en irait pas de même s’il s’agissait de « ses trois importantes invitées » ? Daniel Schneidermann accepterait-il volontiers d’être catalogué comme « importante invitée » de Taddéi ? (il se croirait obligée [sic] de dire « oui », mais au fond du fond ?)
A moins évidemment qu’il se présente désormais comme « Daniel.le Schneider.mann.frau » ?
Cela dit, rien n'est simple : si la formule « ses trois importants invités » peut convenir en référence à un homme et deux femmes (nonobstant l’écriture inclusive), il n’en va pas de même avec « ses trois beaux invités » (sans doute du fait que le champ sémantique de « beau » est plus sexué que celui d’ « important »). Le résultat est que, en pratique dans un tel cas, cette formule ne sera pas utilisée, on recourra à une formulation plus longue pour signifier qu’un homme et deux femmes peuvent tous les trois être considérés comme « beau » et « belles ».
Cela montre qu’on ne peut pas absolument tout dire dans une langue en respectant un schéma formel contraignant.



Création : 6 novembre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 48. Daniel Schneidermann et l'accord de genre
Lien : https://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/11/daniel-schneidermann-et-laccord-de-genre.html








mercredi 3 octobre 2018

47. Sophie Rabau 3. Le viol de Carmen : analyse

Sur un développement de Sophie Rabau à propos de Carmen de Prosper Mérimée


Classement : littérature française ; féminisme 




Ceci est une suite de la page Sophie Rabau 2. Le viol de Carmen, dans laquelle je reproduis le passage de l’article de Rabau concernant Carmen.

Référence
*Sophie Rabau, « Des blancs qui en disent long », Le Nouveau Magazine Littéraire, n° 2, février 2018, pages 30-31

Analyse
Je ne me réfère ci-dessous qu’à ce que l’auteur énonce dans l’article, sans tenir compte du contenu du livre qu’il a consacré à Carmen (d’autant que je ne l’ai pas lu).
1) Un curieux rapport au texte en général, au texte de Mérimée en particulier
Rabau commence par une citation (« Carmen sera toujours libre ») dont la référence est très vague (« Carmen, de Prosper Mérimée »). Elle est effectivement extraite de Carmen : il s’agit d’une parole prononcée par Carmen elle-même, à la fin du roman (une page avant la fin du récit), et qui fait donc partie du « passage curieux » sur lequel Rabau affirme qu’ « elle est tombée » (ailleurs dans l’article, elle écrit que « Nausicaa tombe sur Ulysse complètement nu » : Que de chutes chez Mme Rabau ! En l’occurrence, la formule est tout à fait inappropriée : « tomber sur » signifie « trouver quelque chose par hasard » ou « rencontrer quelqu'un de façon imprévue ». Or Carmen est un texte dont l’édition ne pose pas de problème : donc, elle n’est pas « tombée sur un passage curieux », elle a simplement réinterprété un passage que toute personne lisant Carmen a pu lire (depuis 1847). Ou bien, cela signifie-t-il dire que Rabau n’aurait lu Carmen que récemment ? On pourrait le penser quand on la voit s’étonner
1) que chez Mérimée, Carmen soit mariée ;
2) que le dispositif littéraire de Mérimée soit un récit dans le roman, le récit que fait José Navarro à un narrateur à la première personne (archéologue amateur parcourant l’Espagne, un double de Mérimée). Cela donne l’impression que Rabau ne connaissait Carmen que par l’opéra de Bizet et qu’elle n’a pris connaissance que récemment de l’œuvre de Mérimée.

2) La rhétorique de Rabau
On peut se demander pourquoi elle emploie (à deux reprises) la formule «  Passons » :
« Carmen est mariée chez Mérimée, mais passons »
« chez Mérimée c’est José qui raconte à un autre homme l’histoire de la libre Carmen, mais passons de nouveau »
On emploie cette expression pour indiquer qu’on trouve quelque chose bizarre, mais qu’on ne va pas en parler parce qu’il y a des choses plus importantes à dire. En l’occurrence, il n’y a rien de « bizarre » dans ces deux points !
Par ailleurs, elle joue le rôle de la « candide » :
« sans que je parvienne à me l’expliquer et sans que Mérimée se soucie de justifier ce curieux revirement, Carmen accepte de suivre José avec une docilité dont elle n’est pas exactement coutumière »
Ceci tout en utilisant un bien peu utile superlatif :
 « ce changement d’humeur de Carmen est sûrement l’un des plus mal motivés de la littérature mondiale ».
Sûrement… D’autant plus sûrement que cette phrase ne veut rien dire.

3) Une présentation biaisée des événements du récit
« elle est amoureuse d’un autre, un picador nommé Lucas, et envisage de se libérer un peu plus en réglant son compte à José, devenu encombrant »
En fait, elle a fait une seule fois cette menace à José, et cela a eu lieu avant la rencontre de Lucas (qui ne s'appelle pas Escamillo chez Mérimée, mais passons...).
« Carmen se rend dans une maison que José connaît – drôle de manière d’échapper à un amant jaloux et violent que de se rendre là où il peut vous trouver »
En fait, ils se sont quittés à Séville ; José est parti en expédition tandis que Carmen venait à Cordoue ; elle n’a pas de raison de supposer que José est finalement venu à Cordoue la chercher ; la remarque de Rabau n’a aucun intérêt. Par ailleurs, jusqu'à ce moment du récit, il n'y a pas eu de violence de José envers Carmen.

4) Une théorie littéraire dépassée
Le passage consacré à Carmen repose sur une analyse psychologique du personnage de Carmen : Rabau estime que le « comportement » de Carmen à la fin du récit (soumission à José) est contradictoire avec son « caractère » (goût de la liberté, etc.). Je retrouve là les analyses qu'on avait à faire au lycée quand on devait étudier le « caractère » de tel ou tel personnage des pièces de Molière, Racine ou Corneille. Il me semble que ce point de vue (qui était justifié sur un plan pédagogique) était déjà obsolète dans la théorie de la littérature de cette époque.
En fait, l’analyse du « caractère » d’un personnage suppose que ce personnage a ou pourrait avoir un référent dans la réalité. Rabau se place sur ce plan en cherchant quel acte réel a pu provoquer un aussi grand changement dans le « caractère » de Carmen.

5) Une hypothèse mal étayée
Rabau nous dit que l’événement explicatif (occulté par Mérimée : « Il est temps de sortir hors du blanc narratif où l’a enfoui Mérimée ce récit absent qui rend tout tristement cohérent ») est le viol de Carmen (« Carmen a été violée ») par José (« dans Carmen, c’est le violeur qui raconte l’histoire et [...] il ne va sans doute pas donner cette explication »).
Pour mieux étayer son propos, Rabau utilise la description par Virginie Despentes d’un viol qu’elle aurait subi pour prouver qu’au cours d’un viol, une femme est totalement réduite à l’impuissance.
Cela suppose :
a) Que Despentes a réellement été violée (ce que Rabau ne prend pas la peine d’indiquer) ;
b) Que toute femme violée se comporte comme celle du récit de Despentes (elle pourrait prendre un couteau, mais est incapable de le faire) ;
c) Que l’impuissance au cours du viol se prolonge après le viol.
Il est évident que ce récit de Despentes n’a aucune valeur pour prouver quoi que ce soit en ce qui concerne Carmen.

A suivre
*Le récit de Mérimée



Création : 3 octobre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 47. Sophie Rabau 3. Le viol de Carmen : analyse
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/10/sophie-rabau-3-le-viol-de-carmen-analyse.html








lundi 1 octobre 2018

46. Guillaume Erner, les livres et les bouquins

A propos d’une remarque de Guillaume Erner sur les bibliothèques universitaires françaises et américaines


Classement :




Référence
*Guillaume Erner, « Les étudiants cuisinés à la sauce mépris », Charlie Hebdo n° 1341, 4 avril 2018, page 7

L’auteur
Né en 1968; Docteur en sciences sociales, animateur des Matins de France Culture, chroniqueur à Charlie Hebdo depuis 2015.

Document 1 : Guillaume Erner à propos des bibliothèques universitaires françaises et américaines
Je cite le début de l’article :
« Si vous pensez que l’université française est pauvre, c’est que vous n’êtes jamais allé dans une faculté américaine. Parce que si tel était le cas, vous sauriez que nos établissements ne sont pas pauvres, mais misérables. A la base, il y a un problème de budget : un étudiant français « coûte » de huit à dix fois moins cher que son camarade américain. Et cela se voit : le test comparatif de deux bibliothèques universitaires ne laisse aucun doute sur ce point. Aux Etats-Unis, dans la plus humble des facs, des milliers de livres, en accès libre. En France, des poignées de bouquins qui se battent en duel, qu’il faut réclamer à un guichet. ».

Document 2 : photographies d’une bibliothèque universitaire française
Il s’agit de la BU Lettres de l’université de Nantes, photos prises le 11 avril 2018 :
1) salle 21 (une des quatre grandes salles de cette bibliothèque, celle consacrée à l'histoire)

2) revues en accès libre.

Analyse
Ces deux photos démentent la phrase d’Erner « En France, des poignées de bouquins qui se battent en duel, qu’il faut réclamer à un guichet » : dans la BU d’une université moyenne, on trouve des centaines de livres consacrés à la discipline « histoire » et des dizaines de revues en accès libre.
Ajoutons qu’à l’université de Nantes, il y a aussi une bibliothèque de section d'Histoire qui offre d’autres centaines d’ouvrages en accès libre (mais dans un espace moins confortable? plus restreint).
Quant aux autres sections, elles bénéficient aussi de rayonnages raisonnablement garnis.
Pour ce que j’en sais, il en va de même dans les autres universités.

Commentaire
Erner a donc écrit une sottise sur les BU françaises ; ce qu’il évoque, c’est la bibliothèque d’une école primaire des années 1950 ou la « bibliothèque de classe » d’une classe de lycée dans les années 1960 (deux choses que j’ai personnellement connues) : pas une bibliothèque actuelle de collège ou de lycée, et bien entendu pas une bibliothèque universitaire actuelle.
Il est possible que les BU françaises soient en moyenne moins dotées que les BU américaines ; mais de là à présenter cet écart en des termes aussi ineptes…
Quel but recherche Erner en énonçant de telles âneries dans Charlie Hebdo ?

Note 1
Du reste, est-ce qu’un étudiant américain coûte vraiment dix fois plus cher qu’un étudiant américain ? (Notons que son admiration inconditionnelle pour les Etats-Unis, où il voit « des livres » alors qu’en France, il ne voit que « des bouquins », l’amène à omettre un détail : l’endettement massif des étudiants américains).
Note 2
Erner dira peut-être pour sa défense que l’université de Nantes n’est pas « la plus humble des facs » françaises. Dans ce cas, il lui revient de prouver qu’il existe en France des BU où on ne trouve que « des poignées de bouquins qui se battent en duel, qu’il faut réclamer à un guichet » !



Création : 1° octobre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 46. Guillaume Erner, les livres et les bouquins
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/10/guillaume-erner-les-livres-et-les.html







samedi 15 septembre 2018

45. Sophie Rabau 2. Le viol de Carmen : l'article de Rabau

Sur un développement de Sophie Rabau à propos de Carmen de Prosper Mérimée


Classement : littérature grecque ; féminisme 




Ceci est une suite de la pagLe cas Sophie Rabau : Ulysse et les sophismes de Sophie, dans lequel j'étudie une question posée par Mme Rabau : Ulysse n'aurait-il pas violé Nausicaa au chant VI de l'Odyssée ?
Je m'intéresse maintenant le coeur de son article : Carmen n'aurait-elle pas été violée, elle aussi (à moins que ce ne soit Carmen).

Référence
*Sophie Rabau, « Des blancs qui en disent long », Le Nouveau Magazine Littéraire, n° 2, février 2018, pages 30-31

L’auteur
Il est présenté par le magazine comme « enseignante-chercheuse à l’université Paris-III » et auteur des ouvrages suivants : « B. comme Homère, L’Invention de Victor B., et tout récemment Carmen pour changer » (Victor B. = Victor Bérard).
Sur le site de l’université Paris-3 (lien), on apprend qu’il est « directeur de recherche en littérature comparée ». Ses « domaines de recherche » sont définis comme suit: « Théorie littéraire et littérature antique gréco-latin[e], en particulier théorie de l'interprétation et de la philologie classique, théorie des textes possibles et critique créative, intertextualité. Poétique du récit. »

Présentation de l’article
Dans cet article, Rabau prétend découvrir que nombre d’héroïnes célèbres de la littérature ont subi un viol, occulté par l’auteur, mais détectables grâce à des indices ténus. Elle conclut en lançant un nouveau hashtag #balancetonporcdanslafiction, qui est, je l’espère, d’un trait d’humour ; mais le reste de l’article semble tout à fait sérieux (ou alors elle cache bien son jeu).
Pour sa démonstration, elle s’appuie principalement sur Carmen de Prosper Mérimée, qu’elle analyse assez longuement : selon elle, le texte de Mérimée révèle (négativement) que Carmen a certainement été violée par don José.

Texte 1 : la démonstration par Rabau du viol de Carmen
En gras : les passages particulièrement intéressants
« C’est entendu, « Carmen sera toujours libre (1) ». Tellement libre qu’elle préfère mourir, tuée par don José, son amant, plutôt que renoncer à sa liberté chérie. Des esprits chagrins pourraient faire remarquer qu’il est des manières plus heureuses et surtout plus… libres d’être libre. Cette mort est fatale, tragique, inévitable. Carmen se soumet au destin, auquel elle ne peut échapper. Etrange liberté, mais c’est là toute la tragédie de Carmen : pour rester libre, elle doit mourir, elle n’a pas le choix.
Elle n’a pas le choix ? Je le croyais, moi aussi, jusqu’à tomber sur un curieux passage de la nouvelle de Mérimée, un de ces moments que l’on passe un peu vite pour arriver à la grande scène finale : don José, le poignard, la mort. Carmen, à ce point du récit, est pour le coup vraiment libre : elle s’est libéré de son mari, Garcia dit le Borgne (Carmen est mariée chez Mérimée, mais passons), tué par José sur son insistante suggestion : elle est amoureuse d’un autre, un picador nommé Lucas, et envisage de se libérer un peu plus en réglant son compte à José, devenu encombrant. En attendant elle part aux courses de taureaux. Mais voici qu’à Cordoue Lucas est victime d’un accident de corrida – on ne sait pas s’il vivra.
UN CURIEUX REVIREMENT  
A partir de là, tout devient étrange, si l’on s’en tient au récit de José (chez Mérimée c’est José qui raconte à un autre homme l’histoire de la libre Carmen, mais passons de nouveau). Carmen se rend dans une maison que José connaît – drôle de manière d’échapper à un amant jaloux et violent que de se rendre là où il peut vous trouver. Alors sans que je parvienne à me l’expliquer et sans que Mérimée se soucie de justifier ce curieux revirement, Carmen accepte de suivre José avec une docilité dont elle n’est pas exactement coutumière : « Vers deux heures du matin, Carmen revint, et fut un peu surprise de me voir. – Viens avec moi, lui dis-je. –Eh bien ! dit-elle, partons ! – J’allai prendre mon cheval, je la mis en croupe, et nous marchâmes tout le reste de la nuit sans nous dire un seul mot. »
La rebelle suit José sans un mot sur son cheval ; un peu plus bas, la bohémienne éprise de liberté ne fuit pas quand José lui en donne l’occasion ; la menteuse, « qui a toujours menti », dit José, ne veut pas, dit-elle, « se donner la peine de faire quelque mensonge ». Carmen la joue déprimée : « A présent, je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimé. » Dont acte : Carmen, qui la veille assistait toute joyeuse à une course de taureaux, n’aime plus personne.
Pour tout dire, ce changement d’humeur de Carmen est sûrement l’un des plus mal motivés de la littérature mondiale. Pourquoi ne part-elle pas ? Parce que, dit José, « elle ne voulait pas que l’on pût dire que je lui avais fait peur ». Mais depuis quand José fait-il peur à Carmen ? Et d’ailleurs quel est ce « on » ? Qui donc pourrait dire que Carmen a eu peur ? Aucun témoin n’assiste à la scène. Pourquoi ne ment-elle pas ? Car elle ne veut pas s’en donner la peine. Mais depuis quand Carmen a-t-elle de la peine à mentir ? Mérimée met tout de suite une nouvelle raison dans la bouche de son héroïne : « Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi. » Certes, mais la romi en question a envisagé, quelques jours plus tôt, de faire tuer son rom. Tout cela ne va pas très bien. Il se pourrait même que tout cela aille assez mal.
A ma connaissance, il est un seul cas où une femme, si libre et vivante soit-elle, peut tout à coup renoncer à se défendre et se laisser maltraiter ou tuer passivement. Au début du XXI° siècle, Virginie Despentes, une femme elle-même assez libre, a raconté le viol dont elle a été victime (2). Elle évoque le couteau juste à portée de main : un tout petit geste, et elle tue celui qui est en train de la violer, mais rien, c’est l’effet du viol, aucune réaction, impossible de se soustraire, de contrer l’agression, une impuissance absolue, l’impression que cela devait arriver (tu vas me tuer, c’est le destin), une absence à soi-même (« je n’aime plus rien »). C’est la même histoire dans Carmen, la fuite à portée de main, et rien… Si ce n’est que, dans Carmen, c’est le violeur qui raconte l’histoire et qu’il ne va sans doute pas donner cette explication-là. Il est temps de dire haut et fort ce qui s’est passé entre le moment où Carmen amoureuse et flamboyante quitte les arènes et celui où elle suit José sans protester. Il est temps de sortir hors du blanc narratif où l’a enfoui Mérimée ce récit absent qui rend tout tristement cohérent : Carmen a été violée.
(1) Carmen (1847), Prosper Mérimée, éditions Flammarion, 1973
(2) King Kong Théorie, Virginie Despentes, éditions Grasset, 2006 »

Analyse
A venir



Création : 15 septembre 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 45. Sophie Rabau 2. Le viol de Carmen
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.com/2018/09/sophie-rabau-2-le-viol-de-carmen.html