jeudi 18 janvier 2018

33. Bourdieu, de Pierre à Emmanuel

A propos d’une contradiction pratique résultant du système bourdieusien


Classement : critique des systèmes éducatifs





Pierre Bourdieu (1930-2002), ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie, professeur au Collège de France, a eu trois fils :
*Jérôme, docteur en sciences économiques, directeur d'études de l'EHESS, directeur de recherche à l'INRA (lien)
*Emmanuel, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie, docteur en philosophie, réalisateur de cinéma
*Laurent, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, docteur en physique-chimie, professeur à l’Ecole des neurosciences de Paris (2017) (lien
On est à la limite du caricatural...

La reproduction
En effet, un des apports les plus connus de Pierre Bourdieu a été au milieu des années 1960 la « théorie de la reproduction » : le fait que le destin scolaire ait une relation avec le niveau social, économique et intellectuel de la famille dont on est issu, de sorte que les groupes sociaux se perpétuent de génération en génération, malgré les efforts du système scolaire.
La théorie de Pierre Bourdieu est « prouvée » grâce à des statistiques, mais on peut aussi prendre des exemples concrets, et il faut reconnaitre que le destin des enfants de Pierre Bourdieu constitue un bon exemple de la théorie de leur père. Dans le cas d’Emmanuel, c’est presque caricatural. Les deux autres ont moins bien « reproduit » la réussite paternelle, mais globalement, ils n’ont pas démérité.

La dénonciation du système scolaire
Il se trouve que la théorie de Pierre Bourdieu n’est pas seulement « descriptive » ; elle comporte un aspect polémique, la dénonciation de l’impuissance du système scolaire à remettre en cause ce phénomène de reproduction. Cet « aspect dénonciateur » peut être symbolisé par une phrase comme « L’école ne fait pas ce qu’elle dit, et ne dit pas ce qu’elle fait », c'est-à-dire : l’école prétend donner à tous les mêmes chances, mais en fait elle participe au phénomène de la reproduction. Plus elle s’affirme égalitaire, plus elle ne fait que cautionner le système de la reproduction (on pourrait du reste se demander ce qu’il conviendrait de dire si elle s’affirmait expressément inégalitaire, selon des critères de richesse, par exemple).

Un problème éthique insoluble
A ce stade, apparait un problème sérieux. Si effectivement le système scolaire est biaisé, si le système scolaire « triche » (par exemple, selon Bourdieu, parce qu’il exigerait beaucoup de choses qui ne sont pas énoncées clairement, beaucoup de « savoir dire et de savoir-faire » qui ne peuvent être acquis que dans la famille ; la connaissance du latin, par exemple, si on se réfère au début des années 1960), est-il justifiable que Pierre Bourdieu ait accepté, en toute connaissance de cause, que ses trois fils bénéficient d’une telle « tricherie » familiale et institutionnelle ?
Dans un autre ouvrage, Pierre Bourdieu a dénoncé ceux qu’il appelle les « héritiers ». Lui-même, fils d’un employé de la Poste, n’est certes pas un héritier, mais ses enfants le sont incontestablement (de même que, fils d’instituteur, je le suis). D’un point de vue éthique, est-il justifiable que Pierre Bourdieu ait eu le cynisme de laisser ses enfants profiter de façon aussi évidente de leur situation d’« héritiers » ?
Mais qu’aurait-il pu faire ? Sur un plan éthique, il serait tout aussi injustifiable de sanctionner des enfants en les empêchant de faire les études auxquelles  ils peuvent prétendre, non pas à cause de délits commis par leur père, mais au contraire à cause de ses premières réalisations intellectuelles !
On ne pourrait évidemment pas interdire à un fils de normalien de faire Normale Sup, Polytechnique, etc. (chez certains journalistes, cette idée est sous-jacente ; mais ils n’ont pas le courage de l’énoncer, parce qu’ils seraient considérés comme malades ; ils se contentent donc d’invectiver abstraitement « les dynasties normaliennes »). La seule chose qu’on pourrait faire (légalement), ce serait réserver l’accès de ces grandes écoles aux seuls boursiers… Tout à fait dans l’air du temps. De toute façon, Normale Sup, c’est tricard… Il faut faire Harvard, Cambridge à la rigueur …

Les conséquences du bourdieusisme
Qu’est-ce que cela montre ? C’est que l’aspect dénonciateur du bourdieusisme n’est pas soutenable, puisqu’au-delà de l’invective, de la dénonciation, on ne peut en tirer aucune conséquence pratique acceptable.
Or dans le monde médiatique actuel (et dans une bonne partie de la sociologie de l’éducation mainstream, Duru-Bellat, par exemple), qui peut être défini, en ce qui concerne les problèmes de l’enseignement, comme « post-bourdieusien », c’est surtout sous cette forme (dénonciation larvée ou ouverte) que la théorie de Bourdieu est utilisée, par exemple quand une Radier, de L’Obs, dénonce les classe de S parce qu’elles seraient squattées par « des enfants de cadres et de profs », comme si (chose surprenante dans un magazine aussi haut de gamme que L’Obs) il était délictueux d’avoir des parents qui ont connu la réussite scolaire.
Cette « dénonciation » a en fait des effets délétères : comme tout énoncé dont on ne peut tirer aucune conséquences personnelles (contrairement, par exemple, à la dénonciation de la malbouffe ou du gaspillage d’énergie), cela a un effet démoralisant (ceux qui réussissent devraient se sentir coupables de leur réussite).

Que pourrait faire le système scolaire ?
La hargne post-bourdieusienne se reporte généralement sur l’école (particulièrement sur l’école publique, particulièrement sur le corps des professeurs), définie de façon récurrente (par exemple dans Alternatives économiques) comme « élitiste et inégalitaire ».
Mais, à moins de prendre des mesures sociales de « discrimination positive » (par exemple : interdire aux « fils de profs et de cadres » d’aller en Section S), il n’est pas si évident que les journalistes le pensent d’arriver à une école non inégalitaire.
Cela fera l’objet d’autres pages.

Remarque sur l’utilisation du concept d’« héritage » dans le domaine culturel
Bourdieu n’est sans doute pas responsable des âneries proférées par Radier dans L’Obs. Radier a ses responsabilités qui sont énormes.
Mais Bourdieu a ses propres responsabilités dans la dérive de ses théories : par exemple l’emploi inapproprié du mot « héritier » dans ce domaine (aussi celui de « capital culturel », notion devenue un lieu commun considéré comme « vrai » en soi et par soi). Car lorsqu’un enfant hérite de la fortune (grande ou petite) de ses parents, il n’a aucun effort à fournir, si ce n’est signer quelques papiers fournis par le notaire. Cela n’a rien à voir avec la « transmission » d’une culture, qui nécessite toujours un travail de ceux qui transmettent comme de ceux qui acquièrent, que l’on soit dans une famille riche ou de haut niveau intellectuel ou non. C’est ce qui permet de comprendre que la culture d’un enfant puisse être plus grande que celle de ses parents (puisque son « travail » devient rapidement autonome, notamment quand il sait lire). Même la transmission familiale du langage ne relève pas de « l’héritage », mais d’un « travail », celui des parents dans un premier temps.
Il est évident que ce travail d’acquisition ou de transmission est plus facilement mis en œuvre dans certaines familles que dans d’autres.



Création : 18 janvier 2018
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Les Malheurs de Sophisme
Page : 33. Bourdieu, de Pierre à Emmanuel
Lien : http://lesmalheursdesophisme.blogspot.fr/2018/01/bourdieu-de-pierre-emmanuel_30.html







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